ADX Florence : laboratoire de la solitude

C'est à 15 ans, lors de la lecture du Joueur d'échec de Stefan Zweig que j'ai pris conscience d'une chose importante : la nourriture sociale et intellectuelle est essentielle pour notre santé, au même titre que des aliments physiques. Mais dans la vie quotidienne, nous avons tellement l'habitude d'être entouré des autres et stimulé par de nouvelles informations, que l'on oublie complètement ce besoin.

C'est comme respirer : la plupart du temps, vous ne pensez pas aux mouvements qu'effectue votre poumon pour puiser de l'oxygène. Pour autant, si l'on vous bouche les voies respiratoires, vous allez immédiatement vous rappeler de sa nécessité vitale.

L'Alcatraz des rocheuses


L'ADX Florence est une prison située au cœur du Colorado. Elle a la particularité d'avoir un quartier "Supermax", le plus haut niveau de sécurité possible dans un centre de détention aux Etats-Unis. S'il en existe un peu partout sur le territoire américain, celui de Florence est un peu particulier : il héberge les pires terroristes du pays.

Theodore Kaczynski (plus connu sous le nom de Unabomber), Zacarias Moussaoui (un islamiste français, cocorico !) ou Dzhokhar Tsarnaev (l'un des auteurs de l'attentat de Boston) y résident. Voilà qui forme une joyeuse troupe ! Mais ne vous y méprenez pas : ce n'est pas parce qu'ils sont dans la même prison qu'ils se côtoient.

En effet, ce qui caractérise les prisons Supermax, c'est l'isolement extrême. Le détenu passe 23 heures sur 24 dans sa cellule de moins de 8 mètres-carrés. Comme vous pouvez le voir dans la photo en tête d'article ou sur le schéma ci-dessous, tout est pensé pour qu'il puisse survivre sans quitter cette pièce.

Il dispose d'un évier, de toilettes et d'une douche (avec minuteur pour prévenir toute inondation). Le lit, la table et la chaise, tous en béton armé, ne méritent pas le qualificatif de meuble. Ils font tous partie du bâtiment : il est impossible de les déplacer d'une manière ou d'une autre. Les seuls réels objets de la pièce sont une petite télé noir et blanc, qui ne diffuse que des programmes éducatifs, quelques livres empruntés à la bibliothèque, des feuilles et un crayon mou parfaitement inoffensif (oui oui, un crayon peut être une arme contondante).


Voilà le principal cadre de vie pour ces gens qui sont, dans le meilleur des cas, emprisonnés à vie, dans le pire condamnés à mort. Sécurité maximale oblige, tout est pensé pour éviter le contact avec les gardiens. Une grille automatique forme avec la porte de la cellule un sas, ce qui permet d'apporter les repas sans risquer la confrontation directe.

Tout est commandé à distance. Pendant l'heure de promenade, les portes s'ouvrent depuis un centre de contrôle qui planifie tout à distance. Le détenu peut rejoindre une cour à peine plus grande que sa cellule mais à ciel ouvert, sans jamais croiser un gardien ou un autre détenu. Le confinement est tel qu'ils ne peuvent même pas savoir qui occupe la cellule voisine : l'isolement phonique annihile tout espoir de contact humain.

Les nazis, précurseurs du genre


Le court roman de Zweig, que j'ai englouti en une nuit, m'a tellement marqué que je me suis "passionné" pour cette prison dès que j'ai eu vent de son existence. Il parle d'une subtile torture que les nazis faisaient subir à certaines personnes qui devaient être interrogées sans être trop abimées... un mort parle moins facilement qu'un vivant.

Les nazis, qui ne manquent pas d'inventivité dans le domaine de l'inhumain, enfermaient leurs prisonniers dans des chambres d'hôtels, sans aucun contact avec l'extérieur. La fenêtre était murée et les gardiens silencieux quand ils passaient. Pire encore, il n'y avait aucune distraction, du manière ou d'une autre. Les livres, l'écriture ou quoi que ce soit d'autre étaient interdits. On confisquait même la montre du prisonnier pour lui faire perdre toute notion du temps.

Ainsi, la chambre d'hôtel, plutôt grande et coquette pour une cellule, se transformait en enfer sur Terre. Le pauvre individu devenait très rapidement fou. Les premières manifestations d'un désordre mental faisaient leur apparition au bout de trois jours. Les moins résistants déballaient tout ce qu'ils savaient au bout d'une semaine.

Il paraît que dans ce genre de confinement, les hallucinations arrivent facilement. Au départ on découvre la pièce. Puis on la connaît rapidement par cœur, et on aimerait passer à autre chose sans y arriver. On commence donc à être de plus en plus angoissé par cette récurrence visuelle, et le regard ne parvient plus à se poser sur un point fixe. La vue se trouble de plus en plus, et le cerveau, par réflexe de survie, essaie d'inventer des visions inédites pour se renouveler.

Ajoutons à cela l'absence totale de nouvelle stimulation, l'esprit humain finit par sombrer dans une boucle infinie dont il ne peut s'en échapper. S'il n'y a pas de risque d'atteinte physique, au-delà du comportement d'automutilation que cela provoque, il y a bel et bien une mort mentale du sujet.

Une tolérance variable selon les détenus


La différence entre l'ADX Florence et cette torture des nazis tient dans la possibilité de s'alimenter intellectuellement. Le détenu reçoit tous les matins un exemplaire de l'USA Today, ce qui lui permet de rester au courant de l'actualité. Comme dit précédemment, il a accès à des livres et même à une télé. Ainsi, le niveau de tolérance au confinement est variable en fonction des individus. Les plus sociables et les plus idiots supportent bien plus difficilement leur détention.

Prenons l'exemple de Robert Hanssen. Cet agent double de la guerre froide se vautrait dans le luxe que lui procurait les nombreuses informations sur les hautes autorités américaines qu'il revendait à l'ennemi soviétique. Du jour au lendemain, il est passé des dorures mondaines au béton brut d'une cellule individuelle. Le choc est violent, et on le sent bien sur cette photo prise peu de temps après son arrestation :


Dans cette image, on le retrouve directement dans sa cellule, le visage creusé, les traits fatigués, et les yeux remplis de détresse. Cette photo est marquante. Communiquée par le FBI, elle résume bien l'inhumanité totale de ce type d'incarcération : c'est un homme broyé par la solitude qui nous fait face.

Pour Unabomber, la détention est bien plus aisée. Il reconnaît lui-même dans une lettre que sa plus grande peur est de s'habituer à ce confort et de finir par se complaire dans ce qu'il a toujours décrié : la société technologique qui nous coupe de la nature. Kaczynski a toujours été un solitaire. Cloîtré pendant des années dans sa vétuste cabane, sa cellule est en comparaison un endroit coquet et facile à vivre. Intellectuel accompli, il passe ses journées à lire et écrire divers lettres et manifestes. Ainsi, l'Etat américain lui offre presque un cadeau en l'enfermant ici.

Pour conclure, tout ceci nous prouve bien l'injustice de l'ADX Florence. Un terroriste, coupable de nombreux meurtres, se sent bien plus heureux qu'un "simple" agent double qui n'a jamais tué qui que ce soit. Cette prison, sous le prétexte fallacieux de protéger les autres détenus, est juste le reflet d'une volonté de se venger contre certains citoyens. Pensez-vous réellement que Hanssen soit un fou furieux incapable de cohabiter avec un compagnon de cellule sans le tuer ?

Comme l'explique un résident des lieux, cet enfer propre est bien plus cruel que la mort elle-même. L'isolement est un instrument de torture plus qu'un besoin de sécurité. Et par rapport à Guantanamo, nous sommes au cœur du territoire américain, dans un complexe pénitentiaire assumé et médiatisé. Réjouissant, n'est-ce pas ?

Commentaires

  1. Hello there. I translated the page to English. Such a great read. You made an absolutely valid point about adx and what it does in reality. That part about Hanssen was so refreshingly original and that picture is so rare I hadn't seen it elsewhere and I've read all the books on him. Such a great read. Thx.

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