La guerre des courants musicaux

Cette nouvelle est issue d'un thème proposé par ma collègue Adeline : "un inventeur génial s'associe avec son pire ennemi pour commettre le meilleur comme le pire".

  • Mec, j’ai inventé un psychotrope unique en son genre ! Il te permet de connecter directement ton cerveau à la musique que tu créés.

Andy vient de concevoir la pilule miracle capable de reproduire fidèlement la synesthésie bimodale qui associe la musique à des couleurs et des textures. Un court-circuit neurologique fait directement expérimenter des sensations visuelles au contact du son, sans que ce soit un produit de l’imagination. Elle donne ainsi un visage totalement différent à la musique écoutée ou composée.

Richard est justement un musicien professionnel. Ou devrait-on dire un compositeur de musique électronique qui vit de son art depuis le début des années 90, âge d’or où commençait sa vingtaine. Tout petit déjà il faisait des expérimentations sonores avec les moyens du bord : le piano familial qu’il essayait de faire jouer “de l’intérieur”, des bandes magnétiques de cassettes qu’il faisait tourner à différentes vitesses et dans les deux sens pour créer des sons inédits… C’est peu dire qu’une telle drogue l’intéressait.

Après son bac, Richard a suivi des études d’électronique - non musical - qu’il a fini par arrêter quand il devenait évident qu’elles battaient de l’aile. En parallèle, sa carrière artistique explosait avec la sortie de l’EP “Digeridoo” sous le pseudonyme d’Aphex Twin. Depuis, il n’a plus jamais eu l’impression de travailler, tout en vivant très bien de la commercialisation d’une partie de ses oeuvres. Pour autant, ses connaissances en électronique lui sont très utiles : elles l’aident à modifier des synthétiseurs, voire même à inventer lui-même ses propres machines. Cela participe à l’avant-gardisme de ses compositions.

Et justement, l’essai de la nouvelle pilule d’Andy coïncidait avec la mise au point d’un outil inédit qui se veut révolutionnaire, pour peu qu’il fonctionne : un scanner de l’activité cérébral, capable de transformer une partie de l’activité neurologique en notes de musique ! Dans les faits, le scanner en lui-même existe déjà dans le domaine du médical. Il a été acheté auprès de Philips, qui propose le capteur le plus fin du marché. Son prix d’achat était du même niveau qu’un Yamaha GX-1, soit 60.000 dollars (pour une importation américaine). Richard pouvait se le permettre.

C’est le logiciel qui interprète les données de cette machine qui la rend révolutionnaire. Codé en C++, un langage que Richard a appris en autodidacte, il a été façonné en quatre mains avec un Japonais expérimenté dans le domaine de l’algorithmique musical. Le défi était de convertir les conversations synaptiques en une mélodie audible pour un être Humain, à défaut d’être conventionnelle. Cela fonctionne très bien après moult réglages, mais nécessite tout de même une oreille habituée aux froideurs sonores d’Autechre, un duo qui compose ses morceaux avec des équations.

L’essai avec la drogue promet d’être excitant. Elle va sûrement amener ses testeurs à des questions existentielles sur l’origine des sons : la synesthésie va provoquer des apparitions visuelles, alimentées par une machine elle-même influencée par l’activité neurologique d’un cerveau… Autrement dit, la synesthésie va créer une musique qui l’enfoncera encore plus dans la synesthésie ! Ce processus infernal promet une sacrée gueule de bois.

La pilule est ingérée en début d’après-midi. Juste après le déjeuner, pour laisser les effets faire doucement leur apparition. L’objectif est de créer un son à partir de cette drogue et de la machine cérébrale. Pour commencer, bien avant de visser le casque médical sur la tête, on laisse la synesthésie apparaître doucement sous les nappes analogiques de la période Analord d’Aphex Twin : une série de morceaux composés sur des machines de marques Roland, Korg ou Casio.

Les choses arrivent en douceur vers le dixième morceau, le très progressif Phonatacid. La drogue commence réellement à se manifester sur le paysage rythmique de la fameuse piste d’une dizaine de minute. C’est comme si une histoire indicible se déployait sous ses yeux. La pièce autour des deux artistes change de plus en plus fermement de couleur. Les murs se transforment en vagues granuleuses ou liquides, selon les périodes, et font office d’égaliseur graphique. Les modulations sont totales : le monde entier est musique. Pour autant, rien ne fait vraiment irréel. On est comme dans un film, avec des effets spéciaux très crédibles.

C’est dans l’ambiance tonitruante d’un dancefloor sous acide, provoqué par le catchy VBS.Redlof.B, qu’une escapade sans retour s’enclenche. C’est le moment idéal pour commencer l’expérience du casque sur la tête. On baisse progressivement la musique, tout en augmentant symétriquement le volume du logiciel. Les choses deviennent merveilleuses et excitantes, le coeur s’emballe et l’esprit gagne en vivacité, sous la stimulation rétroactive du cocktail détonnant.

Brusquement, un Larsen cérébral s’enclenche, et tout s’emballe. Un ouragan névralgique ravage la pièce, et l’assourdissant son peine à masquer les cris de douleur de Richard. Le dérapage est digne de la rayure nette et profonde d’un diamant sur un disque vinyle.

Rien n’existe plus. C’est le trou noir total, la fin de l’humanité telle que Richard croyait la connaître. Il passe dans un tunnel cosmique qui s’apparente à un trou de ver. Il traverse l’Univers et rejoint rapidement deux zones censées être impossibles à atteindre par un parcours classique. Même une particule élémentaire ne saurait y arriver en un siècle-lumière. C’est une péripétie contradictoire, qui mène très loin tout en restant au même endroit. C’est un voyage immobile. Un voyage temporel.

Richard éternue, sous l’effet de la suie d’une cheminée insuffisamment entretenue. Un gentleman très bien habillé le regarde avec de grands yeux ronds. Apeuré, il reprend rapidement contenance et lance à Richard :

  • Mais qu’est-ce que vous foutez dans mon bureau vous ! Ça vous arrive souvent de rentrer chez les gens par la cheminée ?

  • Heeeuuuuu vous êtes ?

  • Je suis Thomas Edison, et vous, vous êtes un sacré connard !

Aussitôt, l’inventeur de la lampe à incandescence prend Richard par le T-shirt, et le plaque contre un mur boisé de la pièce. Sous la violence du choc, un petit rectangle blanc tombe de la poche de l’artiste.

  • Merde, mon…

Il n’a pas le temps de finir sa phrase. Il disparaît dans un flash blanc, typique d’une explosion de magnésium, et disparaît à jamais. Littéralement à jamais : il n’est pas simplement mort. Il n’a jamais existé dans ce monde. Il revient chez lui, dans l’Univers du début de cette histoire. Il se réveillera le lendemain en croyant à un mauvais rêve.

Monsieur Edison, projeté en arrière par l’explosion, va bien. Il n’a rien, il est juste un peu secoué. L’homme a disparu. Il n’en subsiste qu’un petit rectangle blanc. Un objet, négligemment posé par terre. Intrigué, Edison le ramasse. Il y a un petit miroir, et des inscriptions ésotériques en dessous. Des flèches, des rectangles verticaux, un carré… Il retourne l’étrange gri-gri et y voit le dessin d’une pomme entamée. En guise de légende, l’inscription “iPod”. Le tout est accompagné d’un long fil blanc. La conception de l’objet, dans son ensemble, est digne d’une intelligence extraterrestre.

Sur la tranche, se trouve un petit interrupteur. Il l’actionne. Le miroir laisse place à un écran digne d’un cinématographe. Il est évident que cette œuvre est le produit d’une civilisation nettement supérieure à la nôtre. Une sorte de liste apparaît.. Le premier item est surligné en bleu. Grâce à une molette, placée entre les symboles cabalistiques, il est possible de surligner les autres éléments de la liste.

Edison tente d’appuyer sur la petite flèche qui mène vers la droite. Immédiatement, un son de très faible intensité sort de l’extrémité des deux fils. Il en porte un à son oreille, et entend un son qui changera sa vie à jamais.

*
*   *

Nikola Tesla est stressé ce matin. Il a rendez-vous avec Monsieur Edison sous les coups de onze heures, et son issue est importante. Beaucoup d’argent est en jeu : il est sur le point de gagner 50.000 dollars après avoir nettement amélioré la dynamo élaborée par Edison lui-même. C’est le fruit d’un an de travail. Il est sûr de son succès, mais les choses ne sont pas aussi simples... Il sort d’un important conflit.

Inventeur de génie, mais aussi grand mathématicien et physicien, Tesla croit fermement en l’avenir des courants alternatifs dans la distribution massive d’électricité. En effet, les besoins ne font qu’augmenter, et les courants continus actuels vont finir par montrer leur limite. S’ils sont très efficaces avec les lampes à incandescence, ils seront dépassés par le progrès technique. Cette conclusion est issue des travaux de Tesla sur les champs magnétiques rotatifs. Cependant, Edison est un piètre mathématicien qui ne comprend pas les enjeux scientifiques que cela sous-entend. Et surtout, le courant continu lui assure une importante rente, grâce aux brevets déposés en son nom.

Un café avalé, direction le bureau de Monsieur le Président de l’Edison General Electric Company.

  • Asseyez-vous je vous prie.

La mine d’Edison semble fatiguée, mais son visage est comme illuminé. Le genre d’expression qui trahit une nuit blanche passée à concevoir une nouvelle invention géniale, suite à une inspiration tardive.

  • Ecoutez, je ne sais pas comment vous présenter la chose, tant elle est surnaturelle. Tout d’abord, je tiens à m’excuser platement si je vous ai traité aussi mal depuis un an. Je le reconnais maintenant : je suis jaloux de vous. Avant votre rencontre, je ne connaissais - très modestement - aucun vivant, aucun contemporain, aussi génial et inventif que moi. Puis, vous êtes apparu dans ma vie, et vos incroyables capacités dignes d’un Blaise Pascal ont fait naître en moi quelque chose que je n’aurais jamais pensé expérimenter un jour : un complexe d’infériorité.

  • Je… ne sais quoi répondre…

  • Attendez la suite, vous serez encore plus estomaqué. Au début, j’ai cru à une hallucination due au surmenage. En fait, j’y crois encore un peu. Mais si vous voyez cette chose vous aussi, alors je serai sûr et certain de ma santé mentale…

Très théâtrale, Edison sort l’étrange petit rectangle blanc de sa poche. Tesla le voit bien.

  • Désormais ce n’est guère plus qu’un miroir de poche. Mais par je ne sais quel miracle, cette chose fonctionnait grâce à une énergie manifestement électrique, sans être branché à rien. Je ne pense pas qu’il tourne au pétrole, cela se sentirait. Et ce n’est pas le plus extraordinaire. Cette chose minuscule… faisait de la musique. Comme je n’en avais jamais entendu auparavant. En fait, je dis musique, mais c’est à défaut de trouver un autre mot. Il est sorti de cette merveille des bruits harmonieux, d’une contrée extraterrestre lointaine, utilisant une technologie totalement révolutionnaire en guise d’instrument.

  • Je n’en crois pas mes yeux et mes oreilles ! Pourrais-je l’écouter moi aussi ?

  • Malheureusement, non. Au milieu de la nuit, cette chose a coupé net. Depuis, plus aucun son n’en sort. Comme si la magie qui l’animait s’était volatilisée. J’aurais besoin de vos services, Monsieur Tesla. C’est très solennellement que je vous demande de trouver un moyen d’ouvrir cette relique hermétique, et de faire quelque chose qui n’avait jamais été fait auparavant : de la rétro-ingénierie extraterrestre.

Le reste de l’histoire, tout le monde la connaît : Tesla  parvint à ouvrir l’iPod sans trop endommager les composants à l’intérieur, et découvrit le circuit imprimé, le processeur, les barrettes de RAM, la mémoire flash SSD… Grâce à son incroyable génie et son sens de l’intuition, il finit par refaire lui-même un circuit imprimé, d’une taille environ 200 fois plus grande.

La machine prenait toute une pièce. Ce monstre d’acier et de silicium fut nommé Aphex, en hommage à l’artiste qui revenait souvent sur l’écran de l’appareil blanc. Son but premier était totalement assumé : produire des harmonies électroniques. Sous les conseils d’Edison, qui avait écouté le précieux sésame pendant toute une nuit, Tesla parvint à reproduire des sons dignes des expérimentations de Kraftwerk, un groupe très connu dans les années 1970 du monde parallèle de Richard.

Seul Tesla pouvait concevoir ce qui s’apparentait au premier synthétiseur et séquenceur du monde : il reposait en grande partie sur les courants alternatifs. Ainsi, la guerre des courants se transforma en paix musicale. Les musiques étaient conçues à quatre mains. Les deux anciens rivaux étaient devenus des artistes accomplis. Chacun travaillait à sa manière, mais dans une parfaite cohésion. Ils formaient un duo, très justement nommé “les Aphex Twins”.

Les sons produits par la machine furent mémorisés dans des disques de cire tournants à 78 tours, développés à la même époque par Émile Berliner. Le soutien de la société de Thomas Edison fut déterminant dans la popularisation de ce support et du gramophone. Le succès des nouveaux musiciens fut immédiat. Les concerts étaient toujours pleins à craquer. Les places étaient chères, si bien qu’elles accueillaient principalement la haute société. Pour autant, prolétaires comme bourgeois étaient unanimement fascinés par ce son des Dieux.

La Bible parlait d’une pomme à l’origine d’une Révolution. Elle eut lieu à New York, à la fin du XIXème Siècle.

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